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CANSELIET Préfaces au "Mystère des Cathédrales" de Fulcanelli.




FULCANELLI

LE MYSTÈRE DES CATHÉDRALES


LES PRÉFACES D’EUGÈNE CANSELIET





PRÉFACE A LA PREMIÈRE EDITION (1926)

C’est, pour le disciple, une tâche ingrate et malaisée que la présentation d’une œuvre écrite par son propre maître. Aussi, mon intention n’est-elle pas d’analyser ici le Mystère des Cathédrales, ni d’en souligner la belle tenue et le profond enseignement. J’avoue, très humblement d’ailleurs, mon incapacité et préfère laisser aux lecteurs le soin de l’apprécier, comme aux Frères d’Héliopolis la joie de recueillir cette synthèse, si magistralement exposée par un des leurs. Le temps et la vérité feront le reste.

L’Auteur de ce livre n’est plus, depuis longtemps déjà, parmi nous. L’homme s’est effacé. Seul, son souvenir surnage. J’éprouve quelque peine à évoquer l’image de ce maître laborieux et savant, auquel je dois tout, en déplorant, hélas ! qu’il soit parti si tôt. Ses nombreux amis, frères inconnus qui attendaient de lui la résolution du mystérieux Verbum demissum, le regretteront avec moi.

Pouvait-il, arrivé au faîte de la Connaissance, refuser d’obéir aux ordres du Destin ? – Nul n’est prophète en son pays. – Ce vieil adage donne, peut-être, la raison occulte du bouleversement que provoque, dans la vie solitaire et studieuse du philosophe, l’étincelle de la Révélation. Sous l’effet de cette flamme divine, le vieil homme est tout entier consumé. Nom, famille, patrie, toutes les illusions, toutes les erreurs, toutes les vanités tombent en poussière. Et de ces cendres, comme le phénix des poètes, une personnalité nouvelle renaît. Ainsi, du moins, le veut la Tradition philosophique.

Mon maître le savait. Il disparut quand sonna l’heure fatidique, lorsque le Signe fut accompli. Qui donc oserait se soustraire à la Loi ? – Moi-même, malgré le déchirement d’une séparation douloureuse, mais inévitable, s’il m’arrivait aujourd’hui l’heureux avènement qui contraignit le maître à fuir les hommages du monde, je n’agirais pas autrement.

Fulcanelli n’est plus. Toutefois, et c’est là notre consolation, sa pensée demeure, ardente et vive, enfermée à jamais dans ces pages comme en un sanctuaire.

Grâce à lui, la Cathédrale gothique livre son secret. Et ce n’est pas sans surprise, ni sans émotion, que nous apprenons comment fut taillée, par nos ancêtres, la première pierre de ses fondations, gemme éblouissante, plus précieuse que l’or même, sur laquelle Jésus édifia son Église. Toute la Vérité, toute la Philosophie, toute la Religion reposent sur cette Pierre unique et sacrée. Beaucoup, gonflés de présomption, se croient capables de la façonner ; et pourtant, combien rares sont les élus assez simples, assez savants, assez habiles pour en venir à bout !

Mais cela importe peu. Il nous suffit de savoir que les merveilles de notre moyen âge contiennent la même vérité positive, le même fonds scientifique que les pyramides d’Égypte, les temples de la Grèce, les Catacombes romaines, les basiliques byzantines.

Telle est la portée générale du livre de Fulcanelli.

Les hermétistes, – ceux du moins qui sont dignes de ce nom, – y découvriront autre chose. C’est, dit-on, du choc des idées que jaillit la lumière ; ils reconnaîtront qu’ici c’est de la confrontation du Livre et de l’Édifice que l’Esprit se dégage et que la Lettre meurt. Fulcanelli a fait, pour eux, le premier effort ; aux hermétistes de faire le dernier. La route est courte qui reste à parcourir. Encore convient-il de la bien reconnaître et de ne point cheminer sans savoir où l’on va.

Désire-t-on quelque chose de plus ?

Je sais, non pour l’avoir surprise moi-même, mais parce que l’Auteur m’en donna l’assurance, il y a plus de dix ans, que la clef de l’arcane majeur est donnée, sans aucune fiction, par l’une des figures qui ornent le présent ouvrage. Et cette clef consiste tout uniment en une couleur, manifestée à l’artisan dès le premier travail. Aucun Philosophe, que je sache, n’a relevé l’importance de ce point essentiel. En le révélant, j’obéis aux volontés dernières de Fulcanelli et me tiens en règle avec ma conscience.

Et maintenant, qu’il me soit permis, au nom des Frères d’Héliopolis et au mien, de remercier chaudement l’artiste à qui mon maître confia l’illustration de son œuvre. C’est, en effet, au talent sincère et minutieux du peintre Julien Champagne que le Mystère des Cathédrales doit d’envelopper son ésotérisme austère d’un superbe manteau de planches originales.

E. Canseliet,
F. C. H.
Octobre 1925.


PREFACE A LA DEUXIEME EDITION (1957)

Quand Le Mystère des Cathédrales fut rédigé, en 1922, Fulcanelli n’avait pas reçu Le Don de Dieu, mais il était si près de l’Illumination suprême qu’il jugea nécessaire d’attendre et de garder l’anonymat, par lui, d’ailleurs, constamment observé, plus encore, peut-être, par inclination de caractère qu’en souci d’obédience rigoureuse à la règle du secret. Dame, il nous faut bien dire que cet homme d’un autre âge, par son allure étrange, ses manières surannées et ses occupations insolites, attirait, sans le vouloir, l’attention des oisifs, des curieux et des sots, beaucoup moins, toutefois, que la devait entretenir, un peu plus tard, l’effacement total de sa personnalité commune.

Ainsi, dès la réunion de la partie première de ses écrits, le Maître manifesta-t-il sa volonté, - absolue et sans appel, - que restât dans l’ombre son entité réelle, que disparut son étiquette sociale définitivement échangée contre le pseudonyme voulu par la Tradition et depuis longtemps familier. Ce nom célèbre est si solidement implanté dans les mémoires jusqu’aux générations futures les plus lointaines, qu’il est positivement impossible qu’on lui substitue jamais quelque patronyme que ce soit, fût-il apparemment certain, le plus brillant ou le mieux préconisé.

Ne doit-on pas se persuader, tout au moins, que le père d’une oeuvre de qualité si haute, ne l’abandonna point, sitôt que mise au monde, sans des raisons pertinentes, sinon impérieuses, profondément mûries. Celles-ci, sur un plan très différent, aboutirent au renoncement qui ne laisse pas de forcer l’admiration, lorsque les plus purs auteurs, parmi les meilleurs, se montrent toujours sensibles à la gloriole de l’ouvrage imprimé. Il est vrai d’ajouter que le cas de Fulcanelli n’est semblable à nul autre, dans le royaume des Lettres de notre temps, puisqu’il relève d’une discipline éthique infiniment supérieure, suivant laquelle l’Adepte nouveau accorde sa destinée sur celle de ses rares devanciers, comme lui successivement apparus à leur époque déterminée, jalonnant la route immense, tels des phares de salut et de miséricorde. Filiation sans tache, prodigieusement entretenue, afin que fût réaffirmée sans cesse, dans sa double manifestation spirituelle et scientifique, la Vérité éternelle, universelle et indivisible. De même que la plupart des Adeptes anciens, en jetant aux orties du fossé la dépouille usée du vieil homme, Fulcanelli ne laissa, sur le chemin, que la trace onomastique de son fantôme, dont le bristol altier proclame l’aristocratie suprême. 

Pour qui possède quelque connaissance des livres alchimiques du passé, ceci s’impose en aphorisme de base que l’enseignement oral de maître à disciple prévaut sur tout autre. Fulcanelli reçut l’initiation de cette manière, comme nous-même l’avons recueillie auprès de lui, non sans que nous nous devions de déclarer, pour notre part, que Cyliani nous avait déjà ouvert toute grande la porte du labyrinthe, au cours de la semaine que parut, en 1915, son opuscule réimprimé.

Dans notre Introduction aux Douze Clefs de la Philosophie, nous avons répété à dessein que Basile Valentin fut l’initiateur de notre Maître, cela aussi pour que nous fût donnée l’occasion de changer l’épithète du vocable, c’est-à-dire de substituer, - par souci d’exactitude, - l’adjectif numéral premier au qualificatif véritable que nous avions utilisé autrefois, dans notre Préface des Demeures philosophales. A cette époque, nous ignorions la lettre si émouvante que nous reproduirons un peu plus loin et qui tire toute sa saisissante beauté de l’élan d’enthousiasme, de l’accent de ferveur, enflammant soudain le scripteur, rendu anonyme par le grattage de la signature, à l’instar du destinataire par l’absence de suscription. Celui-ci, indubitablement, fut le maître de Fulcanelli qui laissa, dans ses papiers, l’épître révélatrice croisée de deux bandes bistres, à l’endroit des pliures, pour avoir été longtemps serrée dans le portefeuille, où la venait chercher néanmoins la poussière impalpable et grasse de l’énorme fourneau continuellement en activité. Ainsi l’auteur du Mystère des Cathédrales, pendant de nombreuses années, conserva-t-il, tel un talisman, la preuve écrite du triomphe de son véritable initiateur, que rien ne nous interdit plus de publier aujourd’hui, surtout parce qu’elle fournit une idée puissante et juste du domaine sublime ou se situe le Grand OEuvre. Nous ne pensons pas qu’on nous reproche la longueur de l’étrange épistole dont il serait dommage, assurément, que fût retranché le moindre mot :

Mon vieil ami,

Cette fois, vous avez eu vraiment le Don de Dieu ; c’est une grande Grâce, et pour la première fois, je comprends combien cette faveur est rare. Je considère, en effet, que dans son abîme insondable de simplicité, l’arcane est introuvable par la seule force de la raison, quelque subtile et exercée qu’elle puisse être. Enfin, vous possédez le Trésor des Trésors, rendons grâce à la Divine Lumière qui vous en a fait participant. Vous l’avez, d’ailleurs, justement mérité par votre foi inébranlable en la Vérité, la constance dans l’effort, la persévérance dans le sacrifice, et aussi, ne l’oublions pas, ...par vos bonnes oeuvres.

Lorsque ma femme m’a annoncé la bonne nouvelle, j’en ai été abasourdi de surprise joyeuse et je ne me possédais pas de bonheur. Tellement que je me disais : pourvu que nous ne payions pas cette heure d’ivresse de quelque terrible lendemain. Mais, quoique informé sommairement de la chose, j’ai cru comprendre, et ce qui me confirme dans la certitude, c ‘est que le feu ne s’éteint que lorsque l’OEuvre est accompli et que toute la masse tinctoriale imprègne le verre qui, de décantation en décantation, demeure absolument saturé et devient lumineux comme le soleil.

Vous avez poussé la générosité jusqu’à nous associer à cette haute et occulte connaissance qui vous appartient de plein droit et vous est entièrement personnelle. Mieux que personne nous en sentons tout le prix, et mieux que personne aussi nous sommes capables de vous en garder une éternelle reconnaissance. Vous savez que les plus belles phrases, les plus éloquentes protestations ne valent pas la simplicité émue de ce seul mot : vous êtes bon, et c’est pour cette grande vertu que Dieu a placé sur votre front le diadème de la véritable royauté. Il sait que vous ferez un noble usage du sceptre et de l’inestimable apanage qu’il comporte. Nous vous connaissons depuis longtemps comme le manteau bleu de vos amis dans l’épreuve ; le charitable manteau s’est soudain élargi, car c’est, maintenant, tout l’azur du ciel et son grand soleil qui couvrent vos nobles épaules. Puissiez-vous jouir longtemps de ce grand et rare bonheur, pour la joie et le soulagement de vos amis, et même de vos ennemis, car le malheur efface tout et vous disposez désormais de la baguette magique qui fait tous les miracles.

Ma femme, avec cette intuition inexplicable des êtres sensibles, avait fait un rêve vraiment étrange. Elle avait vu un homme enveloppé dans toutes les couleurs du prisme et élevé jusqu’au soleil. Son explication ne s’est pas fait attendre. Quelle Merveille ! Quelle belle et victorieuse réponse à ma lettre bourrée cependant de dialectique et - théoriquement - exacte ; mais combien distante encore du Vrai, du Réel ! Ah ! l’on peut presque dire que celui qui a salué l’étoile du matin a perdu pour jamais l’usage de la vue et de la raison, car il est fasciné par cette fausse lumière et précipité dans l’abîme... A moins, comme vous, qu’un grand coup du sort ne vienne vous tirer brusquement des bords du précipice.

Il me tarde de vous voir, mon vieil ami, de vous entendre me raconter les dernières heures d’angoisses et de triomphe. Mais, croyez-le bien, je ne saurais jamais traduire par des mots la grande joie que nous éprouvons et toute la gratitude que nous avons au fond du coeur. Alléluia !

Je vous embrasse et vous félicite

Votre vieux...

Celui qui sait faire l’OEuvre par le seul mercure a trouvé ce qu’il y a de plus parfait, - c’est-à-dire a reçu la lumière et accompli le Magistère.

Un passage aura peut-être frappé, surpris ou déconcerté le lecteur attentif et déjà familiarisé avec les principales données du problème hermétique. C’est lorsque l’intime et sage correspondant s’exclame :

«.Ah ! l’on peut presque dire que celui qui a salué l’étoile du matin a perdu pour jamais l’usage de la vue et de la raison, car il est fasciné par cette fausse lumière et précipité dans l’abîme. »

Cette phrase ne semble-t-elle pas en contradiction avec ce que nous affirmâmes, il y a plus de vingt années, dans une étude sur la Toison d’Or (Cf. Alchimie, p. 137. J.-J. Pauvert éditeur.), à savoir que l’étoile est le grand signe de l’OEuvre ; qu’elle scelle la matière philosophale ; qu’elle apprend à l’alchimiste qu’il n’a pas trouvé la lumière des fous mais celle des sages ; qu ‘elle consacre la sagesse ; et qu’on la dénomme étoile du matin. Aura-t-on remarqué que nous précisions brièvement que l’astre hermétique est tout d’abord admiré dans le miroir de l’art ou mercure, avant d’être découvert au ciel chimique où il éclaire de manière infiniment plus discrète ? Non moins soucieux du devoir de charité que de l’observance du secret, eussions-nous dû passer pour un fervent du paradoxe, nous aurions pu insister alors sur le merveilleux arcane et, dans ce but, recopier quelques lignes écrites en un très vieux carnet, après l’une de ces doctes causeries de Fulcanelli, lesquelles, agrémentées de café sucré et froid, faisaient nos délices profondes d’adolescent assidu et studieux, avide d’inappréciable savoir :

Notre étoile est seule et pourtant elle est double. Sachez distinguer son empreinte réelle de son image, et vous remarquerez qu’elle brille avec plus d’intensité dans la lumière du jour que dans les ténèbres de la nuit.

Déclaration qui corrobore et complète celle de Basile Valentin (Douze Clefs) non moins catégorique et solennelle :

« Deux étoiles ont été accordées à l’homme par les Dieux pour le conduire à la grande Sagesse ; observe-les, ô homme ! et suis avec constance leur clarté, puisque en elle se trouve la Sagesse. »

Ne sont-ce pas ces deux étoiles que nous montre l’une des petites peintures alchimiques du couvent franciscain de Cimiez accompagnée de la légende latine exprimant la vertu salvatrice inhérente au rayonnement nocturne et stellaire :

«Cum luce salutem ; avec la lumière, le salut. »

En tout cas, pour peu qu’on possède quelque sens philosophique et qu’on prenne la peine de méditer ces précédentes paroles d’Adeptes incontestables, on aura la clef à l’aide de laquelle Cyliani ouvre la serrure du temple. Mais si l’on ne comprend pas, qu’on relise les Fulcanelli et n’aille point chercher ailleurs un enseignement que nul autre livre ne saurait donner avec autant de précision.

Il y a donc deux étoiles qui, nonobstant l’invraisemblance, n’en forment réellement qu’une. Celle qui brille sur la Vierge mystique, - à la fois notre mère et la mer hermétique, - annonce la conception et n ‘est que le reflet de l’autre qui précède l’avènement miraculeux du Fils. Car si la Vierge céleste est encore appelée Stella matutina, l’étoile du matin ; s’il est loisible de contempler sur elle la splendeur d’une marque divine ; si la reconnaissance de cette source de grâces met la joie au coeur de l’artiste ; ce n’est pourtant qu’une simple image réfléchie par le miroir de la Sagesse. Malgré son importance et la place qu’elle occupe chez les auteurs, cette étoile visible, mais insaisissable, atteste la réalité de l’autre, de celle qui couronna l’Enfant divin à sa naissance. Le signe qui conduisit les Mages vers la caverne de Bethléem, nous apprend saint Chrysostome, vint, avant de disparaître, se poser sur la tête du Sauveur et l’environner d’une gloire lumineuse.

Nous y insistons, tant nous sommes certains que d’aucuns nous en sauront gré : Il s’agit véritablement d’un astre nocturne dont la clarté rayonne sans grand éclat au pôle du ciel hermétique. Aussi importe-t-il, sans se laisser tromper par les apparences, qu’on s’enquière de ce ciel terrestre dont parle Vinceslas Lavinius de Moravie et au sujet duquel s’appesantit Jacobus Tollius :

« Tu auras compris ce qu’est le Ciel, de mon petit commentaire qui suit et par lequel le Ciel chimique aura été ouvert. Car
Ce ciel est immense et revêt les campagnes de lumière pourprée,
Où l’on a reconnu ses astres et son soleil. »

Il est indispensable de bien méditer que le ciel et la terre, quoique confondus dans le Chaos cosmique originel, ne sont pas différents en substance ni en essence, mais le deviennent en qualité, en quantité et en vertu. La terre alchimique, chaotique, inerte et stérile, ne contient-elle pas néanmoins le ciel philosophique ? Serait-il donc impossible à l’artiste, imitateur de la Nature et du Grand Oeuvre divin, qu’il séparât, dans son petit monde, à l’aide du feu secret et de l’esprit universel, les parties cristallines, lumineuses et pures, des parties denses, ténébreuses et grossières ? Or, cette séparation doit être accomplie, qui consiste à extraire la lumière des ténèbres et à réaliser le travail du premier des Grands Jours de Salomon. C’est par elle que nous pouvons connaître ce qu’est la terre philosophale et ce que les Adeptes ont dénommé le ciel des Sages.

Philalèthe qui, dans son Entrée ouverte au Palais fermé du Roi, s’est le plus étendu sur la pratique de l’OEuvre, signale l’étoile hermétique et conclut à la magie cosmique de son apparition :

«C’est le miracle du monde, l’assemblage des vertus supérieures dans les inférieures ; c’est pourquoi le Tout-Puissant l’a marqué d’un signe extraordinaire. Les Sages l’ont vu en Orient, ont été frappés d’admiration et ont connu aussitôt qu’un Roi purissime était né dans le monde.

Toi, lorsque tu auras vu son étoile, suis-la jusqu’au Berceau ; là tu verras le bel Enfant. »

L’Adepte dévoile ensuite la manière d’opérer :

« Qu’on prenne quatre parts de notre dragon igné qui cache dans son ventre notre Acier magique, de notre Aimant, neuf parts ; mêle ensemble par Vulcain brûlant, en forme d’eau minérale, où surnagera une écume devant être écartée. Rejette la croûte, prends le noyau, purge trois fois, par le feu et le sel, ce qui sera facilement fait, si Saturne a vu son image dans le miroir de Mars. »

Enfin, Philalèthe ajoute :

« Et le Tout-Puissant imprime son sceau royal à cet OEuvre et l’en orne particulièrement. »

L’étoile, au vrai, n’est pas un signe spécial au labeur du Grand OEuvre. On peut la rencontrer dans une foule de combinaisons archimiques, de procédés particuliers et d’opérations spagyriques de moindre importance. Néanmoins, elle offre toujours la même valeur indicative de transformation, partielle ou totale, des corps sur lesquels elle s’est fixée. Un exemple typique nous en est fourni par Jean-Frédéric Helvétius, dans ce passage de son Veau d’Or (Vitulus Aureus) que nous traduisons :

« Un certain orfèvre de La Haye (cui nomen est Grillus), disciple fort exercé à l’alchimie, mais homme très pauvre selon la nature de cette science, il y a quelques années (Vers 1664 qui est l’année de l’édition princeps et introuvable du Vitulus Aureus.), demandait à mon plus grand ami, c’est-à-dire à Jean-Gaspard Knôttner, teinturier en draperies, de l’esprit de sel préparé de manière non vulgaire. A Knôttner, s’informant si cet esprit de sel spécial serait ou non utilisé pour les métaux. Gril répondit, pour les métaux ; ensuite il versa cet esprit de sel sur du plomb qu’il avait placé dans un récipient de verre utilisé pour les confitures ou les aliments. Or, après le temps de deux semaines, apparaissait, surnageant, une très curieuse et resplendissante Etoile argentée, comme disposée avec un compas, par un très habile artiste. D’où Gril, rempli d’une immense joie, nous annonça avoir déjà vu l’étoile visible des Philosophes, sur laquelle, probablement, il s’était instruit dans Basile Valentin. Moi et beaucoup d’autres hommes honorables, nous regardions avec une extrême admiration cette étoile flottante sur l’esprit de sel, tandis que, dans le fond, le plomb restait couleur de cendre et gonflé à l’instar d’une éponge. Cependant, à sept ou neuf jours d’intervalle, cette humidité de l’esprit de sel, absorbée par la très grande chaleur de l’air du mois de juillet, disparaissait, l’étoile gagnait le fond et se posait sur ce plomb spongieux et terreux. Cela fut un résultat digne d’admiration et non point pour un petit nombre de témoins. Enfin, Gril coupella sur un têt la partie de ce même plomb cendré, prise avec l’étoile adhérente, et il recueillit, d’une livre de ce plomb, douze onces d’argent de coupelle, et de ces douze onces, en outre, deux onces d’or excellent. »

Telle est la relation d’Helvétius. Nous ne la donnons que pour illustrer la présence du signe étoilé dans toutes les modifications internes de corps traités philosophiquement. Cependant, nous ne voudrions pas être la cause de travaux infructueux et décevants qu’entreprendraient sans doute quelques lecteurs enthousiastes, en se fondant sur la réputation d’Helvétius, sur la probité des témoins oculaires et, peut-être aussi, sur notre constant souci de sincérité. C’est pourquoi nous faisons remarquer à ceux qui désireraient reprendre le procédé, qu’il manque, dans cette narration, deux données essentielles : la composition chimique exacte de l’acide hydrochlorique et les opérations préalablement effectuées sur le métal. Aucun chimiste ne nous contredira si nous affirmons que du plomb ordinaire, quel qu’il soit, ne prendra jamais l’aspect de la pierre ponce en le soumettant, à froid, à l’action de l’acide muriatique. Plusieurs préparations sont donc nécessaires pour provoquer la dilatation du métal, en séparer les impuretés les plus grossières et les éléments périssables, pour l’amener enfin, par la fermentation requise, au gonflement qui l’oblige à prendre une structure spongieuse, molle et manifestant déjà une tendance très marquée vers le profond changement des propriétés spécifiques. 

Blaise de Vigenère et Naxagoras, par exemple, se sont étendus sur l’opportunité d’une longue coction préalable. Car s’il est vrai que le plomb commun est mort, – parce qu’il a souffert la réduction, et qu’une grande flamme, dit Basile Valentin, dévore un petit feu, – il n’est pas moins réel que le même métal, patiemment nourri de substance ignée, se réanimera, reprendra peu à peu son activité abolie et, de masse chimique inerte, deviendra corps philosophique vivant.

On pourra s’étonner que nous ayons traité aussi abondamment un seul point de la Doctrine, jusqu’à lui consacrer la majeure partie de cette préface, pour laquelle, conséquemment, nous craignons de n’avoir outrepassé le but assigné d’ordinaire aux morceaux du même genre. On s’apercevra toutefois combien il était logique que nous développassions ce sujet qui introduit, de plain-pied dirons-nous, au texte de Fulcanelli. Dès le seuil, en effet, notre Maître s’est longuement arrêté sur le rôle capital de l’Etoile, sur la Théophanie minérale qui annonce, avec certitude, l’élucidation tangible du grand secret enseveli dans les édifices religieux. Le Mystère des Cathédrales, voilà, précisément, le titre de l’oeuvre dont nous donnons, - après le tirage de 1926 seulement constitué de 300 exemplaires, - une seconde édition augmentée de trois dessins de Julien Champagne et de notes originales de Fulcanelli, réunies telles quelles, sans la moindre addition ni le plus petit changement. Celles-ci se rapportent à une très angoissante question qui occupa longtemps la plume du Maître et dont nous dirons quelques mots à propos des Demeures philosophales.

Au demeurant, si le mérite du Mystère des Cathédrales était à justifier, on y suffirait largement en signalant que ce livre a remis en pleine lumière la cabale phonétique dont les principes et leur application étaient tombés dans le plus total oubli. Après cet enseignement détaillé et précis, après les brèves considérations que nous avons apportées à l’occasion du centaure, de l’homme cheval du Plessis-Bourré, dans Deux Logis alchimiques, on ne saurait confondre désormais la langue matrice, l’énergique idiome aisément compris quoique jamais parlé et, toujours selon de Cyrano Bergerac, l’instinct ou la voix de la Nature avec les transpositions, les interversions, les substitutions et les calculs non moins abstrus qu’arbitraires de la kabbale juive. Voilà pourquoi il importe qu’on différencie les deux vocables cabale et kabbale, afin de les utiliser à bon escient : le premier dérivant de καβαλλης ou du latin caballus, cheval ; le deuxième, de l’hébreu kabbalah qui signifie tradition. Enfin, on ne devra pas prendre prétexte des sens figurés, étendus par analogie, de coterie, de menée ou d’intrigue, pour refuser au substantif cabale l’emploi qu’il est seul capable d’assurer et que Fulcanelli lui a magistralement confirmé, en retrouvant la clef perdue de la Gaye Science, de la Langue des Dieux ou des Oiseaux. Celles-là mêmes que Jonathan Swift, le singulier Doyen de Saint-Patrick, connaissait à fond et pratiquait à sa manière, avec tant de science et de virtuosité.

Eugène Canseliet
Savignies, août 1957.


PREFACE A LA TROISIEME EDITION (1964)

« Mieux vault vivre soubz gros bureaux
Pauvre, qu’avoir esté seigneur
Et pourrir soubz riches tombeaux !

Qu’avoir été seigneur !  Que diz ? 
Seigneur, las ! et ne l’est il mais ?
Selon les davitiques diz,
Son lieu ne congnoistras jamais. »

François Villon. Le Testament, XXXVI et XXXVII.

Il était nécessaire et, surtout, du plus élémentaire souci de salubrité philosophique, que Le Mystère des Cathédrales reparût au plus tôt. Par Jean-Jacques Pauvert, c’est une chose faite, de la manière que nous lui connaissons et qui, pour le plus grand bien des chercheurs, satisfait toujours à la double préoccupation de serrer, au meilleur sens du verbe, la perfection professionnelle et le prix de vente au lecteur. Deux conditions, extrinsèques et capitales, fort agréables à l’exigeante Vérité que Jean-Jacques Pauvert, par surcroît, a voulu approcher davantage, en illustrant, cette fois, la première oeuvre du Maître, avec la photographie parfaite des sculptures dessinées par Julien Champagne. Ainsi, l’infaillibilité de la plaque sensible, dans la confrontation de la plastique originale, vient-elle proclamer la conscience et l’habileté de l’excellent artiste qui connut Fulcanelli en 1901, dix années avant que nous reçussions le même privilège inestimable, lourd cependant et trop souvent envié.

Qu’est-ce que l’alchimie pour l’homme, sinon, très véritablement, issus d’un certain état d’âme qui relève de la grâce réelle et efficace, la recherche et l’éveil de la Vie secrètement assoupie sous l’épaisse enveloppe de l’être et la rude écorce des choses. Sur les deux plans universels, où siègent ensemble la matière et l’esprit, le processus est absolu, qui consiste en une permanente purification, jusqu’à la perfection ultime.

Dans ce but, rien ne fournit mieux le mode d’opérer, que l’apophtegme antique et tant précis en son impérative brièveté : Solve et coagula ; dissous et coagule. La technique est simple et linéaire, qui exige la sincérité, la résolution et la patience, et qui appelle l’imagination, hélas ! presque totalement abolie chez le plus grand nombre, à notre époque d’agressive et stérilisante saturation. Rares sont ceux qui s’appliquent à l’idée vivante, à l’image fructueuse, au symbole restant inséparable de toute philosophale élaboration ou de toute aventure poétique, et s’ouvrant peu à peu, en lente progression, vers plus de lumière et de connaissance.

Plusieurs alchimistes ont dit, et la Tourbe en particulier, par la voix de Baleus, que « la mère prend pitié de son enfant, mais que celui-ci est très dur envers elle". Le drame familial se déroule, de façon positive, au sein du microcosme alchimico-physique, de sorte qu’on peut espérer, pour le monde terrestre et son humanité, que la Nature, finalement, pardonne aux hommes et s’accommode, au mieux, des tourments qu’ils lui font perpétuellement subir.

Voici qui est plus grave : Quand la Franc-Maçonnerie recherche toujours la parole perdue (verbum dimissum), l’Eglise universelle (katholiké) qui possède ce Verbe, est elle-même en voie de l’abandonner dans l’oecuménisme du diable. Nulle chose ne favorise davantage cette faute inexpiable, que la craintive obéissance du clergé, trop souvent ignorant, à la fallacieuse impulsion, soi-disant progressive, reçue de forces occultes ne visant qu’à détruire l’oeuvre de Pierre. Le magique rituel de la messe latine, profondément bouleversé, a perdu sa valeur et, maintenant, s’en va de pair avec le chapeau mou et le complet veston, qu’adoptent certains prêtres tout heureux du travesti, en prometteuse étape vers l’abrogation du célibat philosophique...

A la faveur de cette politique d’incessant abandon, l’hérésie funeste s’installe, dans la ratiocinante vanité et le mépris profond des lois mystérieuses. Parmi celles-ci, l’inéluctable nécessité de la putréfaction féconde, pour toute matière quelle qu’elle soit, afin que la vie s’y poursuive, sous la trompeuse apparence du néant et de la mort. Devant la phase transitoire, ténébreuse et secrète, qui ouvre, à l’alchimie opérative, ses étonnantes possibilités, n’est-il pas terrible que l’Eglise consente, désormais, à cette atroce crémation qu’elle refusait absolument ?

Quel horizon immense, découvre cependant, la parabole du grain confié au sol, que rapporta saint Jean :

«En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de froment, tombant en terre, ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruits. » (XII, 24)

Semblablement par le disciple bien-aimé, cette autre indication précieuse de son Maître, à propos de Lazare, que la putréfaction du corps ne saurait signifier l’abolition totale de la vie :

«Jésus dit : Ote la pierre. Marthe, la soeur du mort, lui dit : Seigneur, il sent déjà mauvais ; car il y a quatre jour s qu‘il est là. Jésus lui dit : Ne t’ai-je pas dit que, si tu crois, tu verras la gloire de Dieu ? » (XI, 39 et 40)

Dans son oubli de la Vérité hermétique qui assura sa fondation, l’Eglise, pressentie pour l’incinération des cadavres, emprunte, sans effort, sa très mauvaise raison à la science du bien et du mal, selon laquelle la décomposition des corps, dans les cimetières de plus en plus nombreux, menacerait d’infection et d’épidémies, les vivants respirant encore l’atmosphère des alentours. Argument combien spécieux, qui porte pour le moins à sourire, surtout quand on sait qu’il fut déjà avancé, fort sérieusement, voici plus d’un siècle, alors que florissait l’étroit positivisme des Comte et des Littré ! Attendrissante sollicitude enfin, qui ne s’exerça pas en notre temps béni, lors des deux hécatombes, grandioses par la durée et la multitude des morts, sur des surfaces plutôt réduites, où l’inhumation se faisait attendre, souvent très loin du délai et de la profondeur réglementaires.

En opposition, c’est ici le lieu de rappeler l’observation, macabre et singulière, à laquelle s’appliquèrent, au début du Second Empire, dans un esprit fort différent, avec la patience et la détermination d’un autre âge, les célèbres médecins, toxicologues de surcroît, Mathieu-Joseph Orfila et Marie-Guillaume Devergie, sur la lente et progressive décomposition du corps humain. Voici l’issue de l’expérience conduite, jusque-là, dans la fétidité et l’intense prolifération des vibrions :

« L’odeur diminue graduellement ; enfin il arrive une époque où toutes les parties molles répandues sur le sol n’y forment plus qu’un détritus bourbeux, noirâtre et d’une odeur qui a quelque chose d’aromatique. »

Quant à la transformation de la puanteur en parfum, il faut en établir la saisissante similitude avec ce que déclarent les vieux Maîtres, à l’égard du Grand Oeuvre physique, et parmi eux, en particulier, Morien et Raymond Lulle précisant qu’à l’odeur infecte (odor teter) de la dissolution obscure, succède le parfum qui est le plus suave, parce qu’il est de la propriété et de la vie et de la chaleur (quia et vitae proprius est et coloris).

Après ce que nous venons d’esquisser, que ne doit-on pas craindre, lorsque déjà, autour de nous, sur le plan où nous sommes, peuvent jouer le témoignage contestable et l’argumentation spécieuse ? Propension déplorable que montrent, invariablement, l’envie et la médiocrité et dont nous nous faisons un devoir de détruire, aujourd’hui, les fâcheux et persistants effets. Cela, au sujet d’une très objective rectification de notre Maître Fulcanelli étudiant, au Musée de Cluny, la statue de Marcel, évêque de Paris, qui se dressait à Notre-Dame, sur le trumeau du porche de sainte Anne, avant que les architectes Viollet-le-Duc et Lassus, l’y eussent remplacée, vers 1850, par une satisfaisante copie. Ainsi, l’Adepte du Mystère des Cathédrales fut-il conduit à redresser les fautes commises par Louis-François Cambriel qui pouvait cependant détailler la sculpture primitive, toujours bien en place à la cathédrale, depuis le début du XIVe siècle, et qui en écrivit alors, sous le roi Charles X, sa brève et fantaisiste description :

« Cet évêque porte un doigt à sa bouche, pour dire à ceux qui le voient et qui viennent prendre connaissance de ce qu’il représente... Si vous reconnaissez et deviner ce que je représente par ce hiéroglyphe, taisez-vous !... N’en dites rien ! - » (Cours de Philosophie hermétique ou d’Alchimie en dix-neuf leçons. Paris, Lacour et Maistrasse, 1843.)

Ces lignes, dans l’ouvrage de Cambriel, sont accompagnées du croquis malhabile qui leur donna naissance ou qu’elles inspirèrent. Comme Fulcanelli, nous imaginons mal que deux observateurs, à savoir l’écrivain et le dessinateur, aient pu séparément se trouver les victimes de la même illusion. Sur la planche gravée, le saint évêque, qui est pourvu de barbe, en évident métachronisme, a le chef couvert d’une mitre décorée de quatre petites croix et tient, de la main gauche, une courte crosse au creux de son épaule. Imperturbable enfin, il levé son index au niveau du menton, dans l’expressive mimique du secret et du silence recommandés.

Cours de Philosophie hermétique
de Cambriel
Croquis du Pilier Saint-Marcel
(Ajout L.A.T.)


«.Le contrôle est aisé, conclut Fulcanelli, puisque nous possédons l’oeuvre originale, et la supercherie éclate au premier coup d’oeil. Notre saint est, selon la coutume médiévale, absolument glabre ; sa mitre, très simple, n’offre aucune ornementation ; la crosse, qu’il soutient de la main gauche, s’applique, par son extrémité inférieure, sur la gueule du dragon. 

Quant au geste fameux des personnages du Mutus Liber et d’Harpocrate, il est sorti tout entier de l’imagination excessive de Cambriel. Saint Marcel est représenté bénissant, dans une attitude pleine de noblesse, le front incliné, l’avant-bras replié, la main au niveau de l’épaule, l’index et le médius levés. »


NOTRE-DAME DE PARIS
Pilier Saint-Marcel
Copié de l'original vers 1860
(Ajout L.A.T.)


La question, on vient de le voir, était nettement résolue, qui, dans le présent ouvrage, fait l’objet de tout le paragraphe VII du chapitre Paris, et dont le lecteur peut, des maintenant, prendre connaissance in extenso. Toute tromperie était donc déjouée et la vérité parfaitement établie, quand Emile-Jules Grillot de Givry, quelque trois années plus tard, dans son Musée des Sorciers, écrivit, à l’égard du pilier médian au porche sud de Notre-Dame, les lignes que voici :

« La statue de Saint Marcel, qui se trouve actuellement sur le portail de Notre-Dame, est une reproduction moderne qui n’a pas de valeur archéologique ; elle fait partie de la restauration des architectes Lassus et Viollet-le-Duc. La véritable statue, du XIVe siècle, se trouve actuellement reléguée dans un coin de la grande salle des Thermes du Musée de Cluny, où nous l’avons fait photographier (fig. 342). On verra que la crosse de l’évêque plonge dans la gueule du dragon, condition essentielle pour la lisibilité de l’hiéroglyphe, et indication qu’un rayon céleste est nécessaire pour allumer le feu de l’athanor. Or, à une époque qui doit être le milieu du XVIe siècle, cette antique statue avait été enlevée du portail et remplacée par une autre dans laquelle la crosse de l’évêque, pour contrarier les alchimistes et ruiner leur tradition, avait été faite délibérément plus courte, et ne touchait plus la gueule du dragon. On peut voir cette différence dans notre figure 344, où est représentée cette ancienne statue, telle qu’elle était avant 1860. Viollet-le-Duc l'a fait enlever et l'a remplacée par une copie assez exacte de celle du Musée de Cluny, restituant ainsi au portail de Notre-Dame sa véritable signification alchimique. »

Quel filandreux imbroglio, pour n’en pas dire davantage, selon lequel, en somme, une troisième statue se serait insérée, au XVIe siècle, entre le beau vestige déposé à Cluny et la copie moderne, visible à la cathédrale de la Cité, depuis plus de cent ans ! De cette statue Renaissance, absente des archives et inconnue des plus savants ouvrages, Grillot de Givry, à l’appui de son assertion pour le moins fort gratuite, fournit une photographie dont Bernard Husson, délibérément, fixe la date et fait un daguerréotype. Voici la légende qui renouvelle, au bas de ce cliché, son insoutenable justification :

Fig. 344. - STATUE DU XVIe SIECLE REMPLACEE, 
VERS 1860, PAR UNE COPIE DE L’EFFIGIE 
PRIMITIVE. Portail de N.-D. de Paris. 
(Collection de l’auteur.)

Malheureusement pour cette image, le saint Marcel présumé n’y possède pas la canne épiscopale que lui prête la plume de Grillot, décidément perdu jusqu’à l’impossible sollicitation. Tout au plus distingue-t-on, dans la main gauche du prélat goguenard et puissamment barbu, une sorte de grosse barre, dépourvue, à son extrémité supérieure, de la volute ornée qui en aurait pu constituer une crosse d’évêque.

Il importait, évidemment, qu’on induisît, du texte et de l’illustration, que cette sculpture du XVIe siècle - opportunément inventée - eut été celle que Cambriel, « passant un jour devant l’église Notre-Dame de Paris, examina avec beaucoup d’attentions, puisque l’auteur déclare, sur la couverture même de son Cours de Philosophie, qu’il termina ce livre en janvier 1829. Ainsi se trouvaient accrédités la description et le dessin, dus à l’alchimiste de Saint-Paul-de-Fenouillet, lesquels se complètent dans l’erreur, tandis que cet irritant Fulcanelli, trop soucieux d’exactitude et de franchise, était convaincu d’ignorance et d’inconcevable méprise. Or, la conclusion, dans ce sens, n’est pas aussi simple ; on le constate, dès maintenant, sur la gravure de François Cambriel, ou l’évêque est porteur d’un bâton pastoral assurément écourté, mais bien complet de son abaque et de sa partie spiralée.

Ne nous arrêtons pas à l’explication de Grillot de Givry, vraiment ingénieuse mais quelque peu élémentaire, du raccourcissement de la verge pastorale (virga pastoralis) ; par contre, ne laissons pas de dénoncer cette bizarrerie, qu’il visa très évidemment, sans la rappeler - innocemment précisera Jean Reyor, voulant que cela ait été de manière toute fortuite - la pertinente correction du Mystère des Cathédrales, duquel il est impossible qu’un esprit aussi averti et curieux que le sien n'ait pas eu connaissance. En effet, ce premier livre de Fulcanelli était paru depuis juin 1926, lorsque - daté à Paris du 20 novembre 1928 - Le Musée des Sorciers sortit en février 1929, une semaine après le décès subit de son auteur.

A cette époque, le procédé, qui ne nous parut point particulièrement honnête, nous causa autant de surprise que de peine et nous déconcerta profondément. Certes, nous n’en aurions jamais parlé si, à la suite de Marcel Clavelle - alias Jean Reyor - tout récemment Bernard Husson n’avait éprouvé l’inexplicable besoin, à trente-deux années de distance, de relancer la balle et de s’en venir à la rescousse. Nous ne donnerons, en ce lieu, que l’outrecuidante opinion du premier - dans le Voile d’Isis de novembre 1932 – puisque le second l’a faite sienne, entièrement, sans y réfléchir, ni le moindre scrupule que nous aurions aimé qu’il eût ressenti envers l’Adepte admirable et le Maître commun :

«Tout le monde partage la vertueuse indignation de Fulcanelli ! Mais ce qui est surtout regrettable, c’est la légèreté de cet auteur en la circonstance. On va voir qu’il n’y avait pas de quoi accuser Cambriel de « truquage », de « supercherie » et d’« impudence ».

«Mettons la chose au point : le pilier qui se trouve actuellement au portail de Notre-Dame est une reproduction moderne qui fait partie de la restauration des architectes Lassus et Viollet-le-Duc, effectuée vers 1860. Le pilier primitif se trouve relégué au Musée de Cluny. Toutefois nous devons dire que le pilier actuel reproduit assez fidèlement, dans l’ensemble, celui du XIVe siècle, à l’exception de quelques motifs du socle. En tout cas, ni l’un ni l’autre de ces piliers ne correspond à la description et à la figure données par Cambriel et reproduites innocemment par un occultiste connu. Et pourtant, Cambriel n’a nullement tenté de tromper ses lecteurs. Il a décrit et fait dessiner fidèlement le pilier que pouvaient contempler tous les Parisiens de 1843. C’est qu’il existe un troisième pilier Saint-Marcel, reproduction infidèle du pilier primitif et c’est ce pilier qui fut remplacé vers 1860 par la copie plus honnête que nous voyons actuellement. Cette reproduction infidèle présente bien toutes les caractéristiques signalées par ce brave Cambriel. Celui-ci, loin d’être trompeur, a été au contraire trompé par cette copie peu scrupuleuse, mais sa bonne foi est absolument hors de cause et c’est ce que nous désirions établir. »

Afin de mieux affirmer son propos, Grillot de Givry - l’occultiste connu, cité par Jean Reyor – dans Le Musée des Sorciers, produisit, sans référence, nous l’avons vu, une épreuve photographique dont le clichage en simili dénote ici la confection récente. Quelle est, au fond, la valeur exacte de ce document qu’il utilisa pour renforcer son texte et rejeter, avec toute apparence d’irréfutabilité, le jugement impartial de Fulcanelli à l’endroit de François Cambriel ; jugement peut-être sévère mais fondé très assurément, que Grillot de Givry, on le sait aussi, se garda bien de signaler. Occultiste au sens absolu, il se montra non moins discret quant à la provenance de sa photographie sensationnelle...

N’y a-t-il pas, tout simplement, que cette image, qui représenterait la statue enlevée, au siècle dernier, lors des travaux de Viollet-le- Duc, en réalité fut prise ailleurs qu’à Notre-Dame de Paris, si ce n’est même qu’elle offre le simulacre de tout autre personnage que l’évêque Marcellus de la Lutèce antique ?...

Dans l’iconographie chrétienne, nombre de saints ont auprès d’eux le dragon agressif ou soumis, parmi lesquels nous pouvons nommer : Jean l’Evangéliste, Jacques le Majeur, Philippe, Michel, Georges et Patrice. Cependant, saint Marcel est le seul qui touche, de sa crosse, la tête du monstre, dans le respect que peintres et sculpteurs, au temps passé, eurent toujours pour sa légende. Celle-ci est riche, et parmi les derniers faits de l’évêque est compté celui-ci (inter novissima ejus opera hoc annumeratur) qui est rapporté par le Père Gérard Dubois d’Orléans (Gerardo Dubois Aurelianensi), dans son Histoire de l’Eglise de Paris (in Historia Ecclesiae Parisiensis), et que nous résumons, en le traduisant, sur le texte latin :

« Une certaine dame, plus illustre par la noblesse de race, que par les moeurs et la rumeur d’une bonne réputation, acheva son destin, puis, en de pompeuses funérailles, convenablement et solennellement, fut mise au tombeau. Afin de la punir par le viol de sa couche, un serpent horrible s’avance vers la sépulture de la femme, se repaît de ses membres et de son cadavre dont il avait corrompu l’âme par ses sifflements funestes. Dans le lieu du repos il ne la laisse se reposer. Mais ayant été prévenus par le vacarme, les anciens serviteurs de la femme furent extrêmement épouvantés, et la foule, de la ville, commença d’accourir au spectacle, et à s’alarmer par la vue de l’énorme bête... »

« Le bienheureux prélat, prévenu, sort avec le peuple, et ordonne que les citoyens s’arrêtent comme spectateurs. Lui-même, sans effroi, se porte au-devant du dragon... qui, de même qu’un suppliant, se prosterne aux genoux du saint évêque, semble le cajoler et lui demander grâce. Alors Marcel, lui frappant la tête de son bâton, sur lui jeta son étole (Tum Marcellus caput ejus baculo percutions, in eum orarium (1) injecit) ; le conduisant en cercle sur deux ou trois milles, suivi par le peuple, il tirait (extrahebat) sa marche solennelle devant les yeux des citoyens. Ensuite, il apostrophe la bête et lui commande, pour le lendemain, ou de se tenir perpétuellement dans les déserts, ou d’aller se précipiter dans la mer...»

(1) Orarium, quod vulgo stola dicitur. (Glossarium Cangii) Orarium, ce qu’on appelle généralement l’étole. (Glossaire de Du Cange.)

Soit dit, en passant, qu’il n’est presque besoin de souligner, ici, l’allégorie hermétique dans laquelle se distinguent les deux voies sèche et humide. Elle répond exactement au 50ème emblème de Michel Maier, en son Atalanta Fugiens, sur lequel le dragon enlace une femme vêtue, dans l’épanouissement de sa maturité et gisant inerte, au creux de sa fosse semblablement violée.

Mais revenons à la statue présumée de saint Marcel, disciple et successeur de Prudence, dont Grillot de Givry veut qu’elle ait été mise, vers la moitié du XVIe siècle, sur le trumeau du porche sud, à Notre-Dame, c’est-à-dire à la place du vestige admirable, conservé sur la rive gauche, au Musée de Cluny. Précisons que l’effigie hermétique est maintenant abritée dans la tour septentrionale de sa première demeure.

Afin de nous inscrire solidement en faux contre cette affirmation, dénuée de tout fondement, nous possédons l’irrécusable témoignage du sieur Esprit Gobineau de Montluisant, gentilhomme chartrain, dans son Explication très-curieuse des Enigmes et Figures hiéroglyphiques, physiques, qui sont au Grand Portail de l’Eglise Cathédrale et Métropolitaine de Notre Dame de Paris. Voici, de notre témoin oculaire, « considérant attentivement »les sculptures, la preuve que le plein relief, transporté rue du Sommerard par Viollet-le-Duc, se trouvait toujours au pilier médian du porche de droite, « le mercredi 20 de May 1640, veille de la glorieuse Ascension de notre Sauveur Jésus-Christ» :

« Au pilier, qui est au milieu, et qui sépare les deux portes de ce Portail, est encore la figure d’un Evêque, lequel met sa Crosse dans la gueule d’un dragon, qui est sous ses pieds, et qui semble sortir d’un bain ondoyant, dans lesquelles ondes paraît la tête d’un Roi, à triple couronne, qui semble se noyer dans les ondes, puis en sortir derechef. »

Le rapport historique, patent et décisif, ne troubla guère Marcel Clavelle (Jean Reyor, de son pseudonyme ) qui fut contraint pour lors, afin de se tirer d’ennui, de ramener, sous Louis XIV, la naissance de la statue, tout à fait inconnue, jusqu’à ce que Grillot, brusquement, l’inventât, de bonne ou de mauvaise foi. Semblablement gêné par la même évidence, Bernard Husson ne s’en sort pas de meilleure manière, en proposant, tout bonnement, que XVIe siècle, à la page 407 du Musée des Sorciers, soit une coquille typographique, heureusement rectifiée dans la légende, par XVIIe siècle qui, véritablement, ne s’y découvre pas, comme on a pu le constater plus haut.

Davantage, au mépris de toute exactitude, n’est-ce pas le fait d’une inconcevable inflexion d’admettre qu’un restaurateur, de la période des Valois, poursuivant son initiative, à la fois coupable et singulière, aurait porté, dans un musée inexistant à son époque, la statue magnifique qui n’y est gardée, indubitablement, que depuis un bon siècle, dans une salle des Thermes exhumés, jouxtant le charmant hôtel reconstruit par Jacques d’Amboise ? Combien apparaîtrait extravagant par suite, que cet architecte du XVIe siècle eût eu, à l’égard de l’effigie gothique et imberbe, qu’il aurait remplacée, le souci de conservation, que le soigneux Viollet-le-Duc ne devait pas montrer, trois cents années plus tard, pour l’évêque barbu, oeuvre de son lointain et anonyme confrère ! 

Que Marcel Clavelle et Bernard Husson, l’un après l’autre, se soient trouvés sottement aveuglés par l’intense plaisir de surprendre en erreur le grand Fulcanelli, cela passe, bien sur ; mais que Grillot de Givry, au départ, n’ait pas vu l’illogisme obéliscal de son inconséquente réfutation, voilà bien qui demeure rebelle à toute digestion possible.

Au reste, on conviendra sans doute, qu’il importait beaucoup, à l’occasion de cette troisième édition du Mystère des Cathédrales, que fût nettement établi le bien-fondé du reproche de Fulcanelli, à l’endroit de Cambriel, et que, conséquemment, fût dissipée, de façon radicale, la navrante équivoque créée par Grillot de Givry ; voire, si l’on veut, que fût réellement mise au point et définitivement close, une controverse que nous savions tendancieuse et sans objet véritable.


Eugène Canseliet
Savignies, juillet 1964. 





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